La misère qui gangrène les rues, les artistes et penseurs de Paris l’ont capturée, à la plume comme au pinceau. Ces lieux de mémoire de la misère, fictifs ou historiques ponctuent la capitale de tâches d’encre noire. Visite guidée du Paris canaille.
1) Les Filles du Bois
Au XIXe siècle, la bourgeoisie reprend à la noblesse la tradition des promenades à travers les 850 hectares du bois de Boulogne. La nuit, une toute autre population prend d’assaut la forêt : on s’y bat en duel, les bandits attendent les voitures égarées tandis que les prostituées élisent résidence dans les sous-bois. Ces dernières années, le bois a également logé jusqu’à 8 000 clandestins jusqu’à ce que les forces de l’ordre interviennent. C’est aussi resté un haut lieu de la prostitution parisienne.
« Il paraît que, rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit… dans le bois de Boulogne ! »
Marcel Proust – À la recherche du temps perdu, « Le temps retrouvé » (1927)
2) Baudelaire et les grands travaux de Paris
Face aux rénovations de la capitale au XIXe siècle, Charles Baudelaire déplore la disparition des îlots insalubres et romantiques du Paris balzacien. Près du Louvre, là où les rues s’élargissent et s’éclaircissent, le poète chante l’exclusion de ses « frères » pauvres, criminels et apatrides. La « mendiante rousse », chassée du centre, trouve refuge dans les poèmes de l’auteur des Fleurs du Mal.
« Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel) »
Charles Baudelaire – Les Fleurs du Mal, « Le Cygne » (1857)
3) La cour des Miracles
La Cour des Miracles n’est pas un lieu fixe : il y en a eu plusieurs dans Paris. À l’entrée, les gueux déposaient déguisements et subterfuges : comme par magie, les boiteux marchaient droit, les aveugles étaient guéris, les amputés entiers. La plus grande des cours, dans le 2e arrondissement, est décrite par Henri Sauval, historien du XVIIe siècle, comme « un grand cul de sac puant, boueux, irrégulier, sans pavé ». Sa population, fluctuante, a pu atteindre près de 40 000 sans-logis. Cette société parallèle est régie par une certaine hiérarchie : le chef, le grand Coësre, règne sur ses lieutenants, les Cagoux, et sur les Malingreux (malades simulés) ou les Rifodés (prétendant avoir perdus tous leurs biens avec un faux certificat). Tous sont tenus de parler l’argot pour faire partie de cette confrérie qui inquiète le pouvoir.
« La Cour des Miracles n’était en effet qu’un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin. »
Victor Hugo – Notre Dame de Paris (1831)
4) Les Halles, épicentre capital
Avant Rungis, les Halles nourrissaient Paris jusqu’aux années 1970. Dans le sillage des « forts des Halles », prostituées, brigands et mendiants venaient grappiller tout ce que cette fourmilière avait à offrir. Émile Zola décrit ce microcosme dans son roman Le Ventre de Paris.
« Cette énormité des Halles, dont il commençait à entendre le souffle colossal, épais encore de l’indigestion de la veille. »
Émile Zola – Le Ventre de Paris (1873)
5) Villon, l’envers de Paris
Premier emblème du poète maudit, François Villon donne une voix aux rejetés du système. Le spécialiste de l’octosyllabe décrit la vie des petites gens, condamnées au crime pour survivre et à la potence pour en finir. Il fascine Rabelais qui en fait un bouffon génial des épopées gargantuesques. Le duo, opposé à la raison toute puissante qui érige sa domination sur le savoir français, va valoriser la violence sans but, la pulsion, la noirceur du peuple et l’amour passionnel.
« Et sachez qu’en grande pauvreté
(Ce mot se dit communément)
Ne gît pas grande loyauté. »
François Villon – Le Testament (1461)
6) La Pitié-Salpêtrière, un ghetto avant l’heure
Dans le Paris de l’Ancien Régime, l’hôpital moderne n’existe pas. Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, décrira le rejet par la société de ses pauvres, dans des hospices qui sont en réalité des prisons. La Salpêtrière est d’abord une fabrique de poudre, transformée en 1656 en Hôpital Général par Louis XIV pour l’enfermement des « gueux » (étymologiquement : ceux qui portent des guenilles). En 1690, ils sont presque 3 000 enfermés. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que l’établissement se médicalise.
7) Le Maquis de la Mouff’
Fréquentant les gouapes de mauvaise vie, les clochards et autres bistrotiers de la rive gauche, Jacques Yonnet apprend les astuces de l’underground des années 1930. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est lui qui fait le lien entre la clandestinité sociale et la résistance politique en partageant la carte des chemins de traverse pour échapper à la Gestapo. Yonnet change la colline du Panthéon en maquis. Dans Rue des Maléfices, Yonnet fera le portrait de ceux qui vivent à rebours de la ville moderne, du métro et de l’auto. Leurs secrets ont autant d’importance que l’histoire officielle de Paris.
« Amis, vous a-t-on déjà raconté ces histoires fabuleuses nées derrières les portes closes des immeubles parisiens, dans le silence à peine troublé par le martèlement des bottes allemandes sur les pavés froids ? »
Jacques Yonnet – Rue des Maléfices (1954)
8) Montmartre, la bohémienne
Montmartre n’était qu’un village en périphérie. Rattaché à la capitale en 1860, le « mont des martyrs » voit ses vignes et ses moulins se muer en bistrots et en cabarets pour ouvriers et poètes avides de vins à bas prix. Les artistes s’emparent de la butte pour y vivre selon les préceptes du « bohémianisme » édictés par Baudelaire : on n’y travaille que son art, on n’y peint que sa passion, on n’y boit que de l’absinthe. La butte sera le vivier qui révélera au monde des artistes : de Picasso à Modigliani, en passant par Braque, Renoir ou Erik Satie. Avant de se faire voler la vedette par Montparnasse dans les années 1920 avec les Surréalistes.
« Il y a plus de Montmartre dans Paris que de Paris dans Montmartre. »
Charles Sellier – Curiosités du vieux Montmartre : les carrières à plâtres (1893)
9) Bibi-la-Purée
Bibi-la-Purée, clochard céleste, amant de Verlaine, voleur de parapluie, est le « roi de la Bohème ». Il a inspiré de nombreux artistes, dont Picasso qui réalisera son portrait.
10) Les Enfants de Don Quichotte
En novembre 2006, les sans-logis s’agglutinent autour du canal Saint-Martin quand les Enfants de Don Quichotte décident de prendre ses rives d’assaut. Fatigué par la paralysie des pouvoirs publics, le mouvement spontané veut aider les sans-papiers à se loger. L’association installe des tentes rouge vif dans le paysage parisien. Leur action s’exportera dans d’autres villes de France comme Toulouse ou Lille.
« Il existe seulement deux familles dans le monde : ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. »
Miguel de Cervantes – Don Quichotte (1605)
11) Des églises pour les sans-papiers
En 1996, après avoir squatté l’église Saint-Ambroise, trois cents étrangers en situation irrégulière – en majorité des Maliens et des Sénégalais – commencent l’occupation de l’église Saint-Bernard de la Chapelle pour demander leur régularisation. Malgré le soutien du curé, ils seront expulsés un mois plus tard par 1 500 CRS suite à un arrêté préfectoral, non validé par un juge. Les images violentes de l’action des forces de l’ordre feront le tour du monde et marqueront le mouvement des sans-papiers en France.
« Il nous appartient de veiller tous ensemble à ce que notre société reste une société dont nous soyons fiers : pas cette société des sans-papiers, des expulsions, des soupçons à l’égard des immigrés… »
Stéphane Hessel – Indignez Vous ! (2010)
12) Édith Piaf, la Môme de Paris
Avant d’être l’interprète célébrissime de « La Vie en Rose », Édith Piaf a été une gamine des rues de Paris. Selon la légende, la « Môme » est née le 19 décembre 1915 sur les marches du 72 rue de Belleville. Sa mère, trop pauvre pour s’occuper de l’enfant, l’abandonne. La petite Édith vit dans la misère jusqu’à ce qu’on l’envoie vivre dans une maison close. Piaf n’a jamais passé plus d’un an à l’école : elle apprend dans la rue à parler et à écrire, notamment l’argot avec des pointes de titi parisien qu’elle popularisera. La chanson fera d’elle une star mondiale dès 1937.
« Paris, c’était la gaité, Paris,
C’était la douceur aussi »
Édith Piaf – « Paris » (1949)
13) Les Apaches, première bande du bitume parisien
Précurseur du loubard et des bandes, l’Apache se spécialise : il « relève les compteurs » (proxénétisme), « papillonne » (vole), « course le condé » (affronte la police). La Grande Guerre servira de faucheuse à cette génération livrée à elle même, trop dérangeante pour la justice.
« L’Apache est la plaie de Paris. »
Petit Journal du 20 octobre 1907
14) La Commune, Paris ensanglantée
Paris se soulève en mars 1871. Fatiguée par le siège allemand et par le comportement jugé antipatriote du gouvernement d’Adolphe Thiers, la population érige des barricades dans l’Est parisien : c’est la Commune. La répression sera terrible. Lors de la Semaine Sanglante, l’armée exécute environ 50 000 révolutionnaires. Au cimetière du Père Lachaise, les ultimes opposants sont fusillés contre le Mur des Fédérés. Mais certaines figures communardes feront date, telle Louise Michel, féministe avant l’heure. De son côté, Karl Marx analysera la Commune comme la première révolution communiste.
« Les principes de la Commune sont éternels et ne peuvent être détruits. Ils resurgiront toujours de nouveau jusqu’à ce que la classe ouvrière soit émancipée. »
Karl Marx – La Guerre civile en France (1871)
15) Gavroche, le « gamin de Paris »
Inspiré à Victor Hugo par la figure du jeune Viala, Gavroche est le symbole des Misérables. Cet orphelin sans le sou et sans logis chérit sa liberté plus que tout au monde. L’enfant de la rue dort en son sein, dans le ventre de l’Éléphant de la Bastille, un projet de fontaine inachevé. Lors de l’insurrection de 1830, Gavroche escalade les barricades, incarnation de la pauvreté guidant le peuple, puis achève sa course sous les balles d’un officier. L’esprit des gamins parisiens, et celui des barricades, sera finalement mis à mort par les avenues du Baron Haussmann à la fin du XIXe siècle.
« Le gamin est un être qui s’amuse, parce qu’il est malheureux. »
Victor Hugo – Les Misérables (1862)
16) Les squats de Bastille
Fin des seventies, années punk. Les Trente Glorieuses prennent fin brutalement. Le chômage décolle. Bastille devient la terre d’accueil des adolescents fugueurs. Les ateliers à l’abandon se changent en squats. Le Paris des bandes prend forme et perdurera jusqu’aux années 1990. En son sein, un Jack l’Éventreur agit dans l’ombre : Guy Georges suit des jeunes filles, les viole puis les tue. Le « tueur de l’Est parisien » finira par être arrêté en juin 1998. Aujourd’hui, Bastille a bien changé : les squats ont été retapés en lofts et Guy Georges a cédé la place aux bobos.
« On n’a quand même pas pris la Bastille pour en faire un opéra ! »
Pierre Desproges – Fonds de tiroir (1990)
17) L’Abbé Pierre, une « insurrection de la bonté »
Hiver 1954 : les sans-logis meurent sur les trottoirs. L’Abbé Pierre milite activement pour leur cause. Alors que les parlementaires refusent ses propositions, Marc, un bébé de trois mois, meurt de froid dans la cité des Coquelicots à Neuilly-Plaisance. Puis une femme de 66 ans meurt, recroquevillée sur un avis d’éviction. C’est la goutte d’eau : le 1er février 1954, l’Abbé Pierre en appelle à la générosité des Parisiens sur Radio Luxembourg : couvertures, chambres d’hôtel, chèques. En tout, un milliard de francs de l’époque seront récoltés pour une « insurrection de la bonté ».
« Mes amis, au secours ! »
L’Abbé Pierre sur Radio Luxembourg (1954)
Boris Bergmann et Lorraine Besse